Interview réalisée à Salon-de-Provence.
___________________
Anneke Van Giersbergen continue de nous faire rêver de sa plus belle voix et de son sourire le plus radieux au Portail Coucou, cette même salle où THE GATHERING s’était produit il y a de ça presque dix ans. Rencontre avec l’une des meilleures chanteuses de notre temps, pendant laquelle nous avons pu discuter de son dernier album, « Drive » (2013), de la tournée en cours, de ses collaborations, ou encore de la particularité de son public…
Tu as décidé d’enregistrer « Drive » accompagnée de ton groupe live ; selon toi, en quoi était-ce une bonne idée, alors que tes autres albums accueillaient souvent des musiciens de session ?
J’avais déjà fait cela pour mon premier album solo « Air » (2007). Par la suite, il y a eu pas mal de changements de line-up, et j’ai dû enregistrer les albums suivants avec le producteur ou les musiciens qui avaient le temps de le faire, étant donné que je n’avais pas de groupe à proprement parler… Pendant la tournée de « Everything Is Changing » (2012), j’étais accompagnée du groupe idéal. Une certaine atmosphère se crée en live lorsqu’on se trouve avec le lineup parfait et que tout se passe de manière naturelle… J’ai donc voulu recréer cette atmosphère sur l’album. On a plus ou moins travaillé comme si nous étions en live, même si nous avons peaufiné le son ici et là.
La pochette de l’album se distingue des autres : cette fois, nous voyons ton visage qui regarde droit devant avec un simple fond bleu. Qu’est-ce qui t’a amené à opter pour cet artwork ?
Je voulais avant tout des couleurs vives. La pochette de « Everything Is Changing » avait un aspect un peu romantique, un peu sombre. Je voulais changer du tout au tout, et faire en sorte que la pochette ressorte. J’ai donc décidé d’avoir les cheveux et les lèvres rouges qui, avec le fond bleu, donnent un résultat très vif. Et dans la mesure où « Drive » est un album rock plus pêchu et au tempo rapide, j’avais besoin d’une image comme celle-ci.
A ce sujet, la chanson Mental Jungle se distingue du reste de l’album : elle est plus sombre, plus lente aussi – d’ailleurs, elle aurait davantage pu apparaître sur « Everything Is Changing »…
Oui, je suis d’accord !
Cela vient notamment du duo avec le chanteur turc Hayko Cepkin, avec qui tu as déjà collaboré en live. Peux-tu en dire davantage sur le duo qui apparaît sur « Drive » ?
C’est l’un des chanteurs les plus talentueux et les plus puissants que je connaisse, et, naturellement, son sens de la mélodie est imprégné de sonorités turques. J’ai toujours voulu qu’il apparaisse sur l’un de mes albums à un moment ou à un autre, mais je n’avais jamais la chanson adéquate. Et puis, j’ai écrit avec mon guitariste le morceau Mental Jungle qui, à cause de ses sonorités orientales, me paraissait être le morceau idéal pour accueillir Hayko. Ce dernier a accepté de participer, et ses parties vocales sont superbes !
Je lui ai demandé s’il pouvait chanter en turc, parce que je trouve cette langue magnifique ! Il a écrit lui-même ses lignes de chant, et je les ai ensuite traduites pour que tout le monde puisse les comprendre. Plus tard, nous avons joué le morceau en Turquie, et c’est à partir de ce moment que j’ai absolument voulu l’inclure à ma setlist. Certes, on entend sa voix dans les samples, et ce n’est pas aussi bien que s’il était vraiment là, mais on ne peut pas se passer de son chant dans ce morceau.
Tu ne voudrais pas t’essayer à ses parties en turc ?
Je le ferais si c’était possible ! Lorsque je me suis demandé comment on pouvait s’y prendre pour le live, j’ai effectivement songé à la chanter entièrement, puisque j’ai déjà chanté en turc avec lui à d’autres occasions. Donc c’était une possibilité, mais ce n’est pas la même chose sans lui… Et puis, parfois, une voix masculine est nécessaire sur un ou deux morceaux !
Que peux-tu nous dire sur les paroles de Mental Jungle ?
J’ai toujours un peu de mal à expliquer mes paroles… Ça parle d’une personne qui a du mal à vivre sa vie, à s’exprimer, à s’aimer soi-même… J’ai des amis qui n’arrivent pas à s’accepter, à se respecter et à prendre soin d’eux-mêmes, et cela les hante complètement. Je pense que ça arrive à beaucoup de monde de nos jours. C’est dur de suivre le rythme et on doit s’efforcer de ne pas flancher dans toute cette agitation. On cogite tellement que notre mental finit par être une vraie jungle. On perd pied, on ne peut pas en sortir et on ne peut pas retrouver son chemin. On dirait un peu une chanson d’amour, mais on pourrait très bien la destiner autant à ses proches qu’à ses amis.
Cet automne, tu es partie en tournée européenne avec Amanda Somerville (TRILLIUM, EPICA, HDK…) en première partie. Est-ce que tu avais déjà entendu parler d’elle ou écouté sa musique avant cela ?
Oui, en effet. Elle fait partie de la scène depuis longtemps. Bien sûr, elle participe aussi à de plus grosses tournées, comme celles d’AVANTASIA. C’est une excellente chanteuse, et c’est aussi quelqu’un d’adorable. Nous nous sommes réellement rencontrées lors de cette tournée, et tout s’est vraiment bien passé ! Je pense aussi que nos styles vont très bien ensemble : on a nos influences metal et rock, ainsi que d’autres ingrédients.
Le mois dernier, tu as participé à la croisière « Progressive Nation at Sea », où tu as chanté en duo avec Danny Cavanagh et Devin Townsend, en plus de tes propres concerts. Comment as-tu vécu ce moment ?
C’était génial ! Le simple fait de partir en croisière est super. Deux-mille personnes, toutes amatrices de la même musique, réunies sur un bateau : c’est très ingénieux ! J’étais l’une des rares filles à bord, mais tout le monde était très respectueux. J’ai fait deux concerts acoustiques pendant lesquels Danny Cavanagh m’a rejoint pour quelques morceaux, et j’ai rejoint à mon tour Devin Townsend. En tout, j’ai joué quatre concerts.
Et puis, le soleil brillait (on était à Miami)… Pour moi, ce bateau était comme un microcosme de paix : on aimait la même musique, on se respectait les uns les autres, et l’atmosphère générale était très agréable. Dommage que ça n’ait duré que quatre jours, j’y serais bien restée trois semaines !
Ce n’était pas une sensation étrange que de jouer sur un bateau ?
Si ! C’était la première fois de ma vie que je faisais une telle chose. En général, ça ne bougeait pas trop, du fait de la taille de l’engin, et on peut même se surprendre à oublier qu’on est sur un bateau. Mais il peut arriver qu’on sente vraiment le mouvement de l’eau… Parfois, j’ai eu besoin de prendre deux minutes pour retrouver mon équilibre, surtout quand j’étais en talons.
Le concert avec Devin était très agité, j’ai donc troqué mes talons pour une paire de baskets. J’étais en train de sautiller sur scène quand tout à coup, le bateau a viré à gauche : tout le monde a fait une drôle de tête ! Normalement, on continue de ressentir la sensation d’être sur l’eau quatre jours après avoir rejoint la terre ferme. Du coup, j’avais l’impression d’être tout le temps soûle, à mon retour ! Je me sentais vraiment bien… (Rires).
Tu as sorti un album live en 2010, « Live In Europe ». Pouvons-nous espérer un DVD live prochainement ?
Je pense que ce serait une bonne idée. Je me suis toujours dit que je ne pourrais sortir de DVD que lorsque j’aurais assez d’albums à mon actif. Pour être honnête, un DVD est aussi très cher à réaliser : c’est aussi la raison pour laquelle j’ai eu tendance à le reporter. Un jour, j’en ferai un, mais je dois réfléchir à la meilleure manière de le faire, à l’endroit, à la setlist…
En octobre dernier, lors du Metal Female Voices Fest, beaucoup de chanteuses ont joué en duo. As-tu toi aussi reçu des propositions de duos pendant le festival, ou même en dehors de ce contexte-ci ?
On me l’a déjà proposé dans le passé, mais pour des raisons que j’ignore, ça n’a jamais abouti. Mais ce serait intéressant à faire. Ce sont toutes de grandes chanteuses, mais j’ai tendance à être plus attirée par les voix masculines, comme celle d’Hayko. Je pense qu’une voix masculine, qu’elle soit en fond ou non, peut réellement apporter quelque chose de plus à un morceau.
J’ai quand même quelques idées concernant des duos avec certaines chanteuses, mais je ne peux pas en dire plus pour le moment… Cela aura lieu cette année et j’ai quelque chose de très intéressant en tête. Dans une scène peuplée de chanteuses et où tant de choses ont déjà été faites, je me dois d’aller au-delà du simple duo…
En concert au MFVF 2013 (photo : Tim Tronckoe)
Tu es issue de la scène metal, bien que ton style ait lentement mais sûrement évolué vers quelque chose de plus pop rock. De ce fait, ton public est composé de personnes très différentes les unes des autres, avec des goûts qui varient forcément. Quelle est ton impression sur ce public si unique ?
C’est vrai qu’il est vraiment unique ! Parfois, aux Pays-Bas, on voit plus d’adolescents à mes concerts. Dans mon pays, je passe plus souvent à la télévision, mon audience est donc plus « grand public ». Et puis, on a les fans de THE GATHERING, les fans de Devin Townsend, pas mal de filles, également… Quand on se penche sur les gens qui peuplent la salle, on se dit que c’est un drôle de public que nous avons là ! J’adore ça. On a aussi les fans un peu plus âgés, amateurs de la scène prog rock.
Aux Pays-Bas, toujours à cause de la télévision, j’ai déjà vu des femmes passer leur soirée à un de mes concerts, après le boulot… Elles ne savent rien de ma carrière ! Ce qui est drôle, c’est que les sonorités rock seront très heavy pour elles, alors que pour un metalleux, elles seront au contraire très légères (Rires).
À l’étranger, mon public est plus metal, même si on compte aussi des fans plus jeunes, ce que je trouve formidable. La musique, mais aussi l’atmosphère, nous unit tous. Et puis, je parle beaucoup sur scène, je fais quelques blagues… Les gens se sentent chez eux.
En parlant de blagues, j’ai entendu dire qu’un spectateur aurait complimenté tes dents, lors du concert à Colmar, il y a deux jours ?
Oui ! Je lui ai répondu que c’était la première fois qu’on me faisait ce compliment. Du coup, je me suis souvenue que j’avais une fausse dent, et j’ai donc raconté que je m’étais cassé une dent en tombant dans la rue, quand j’étais très jeune. J’aime bien quand un membre de l’audience s’adresse à moi entre deux morceaux, ça me permet de rebondir et de me lancer dans mes anecdotes ! (Rires)
Tuomas Holopainen, le créateur de NIGHTWISH, a toujours dit que sa volonté d’intégrer une voix féminine à sa musique venait de THE GATHERING. Maintenant que le groupe a atteint des sommets, quel est ton ressenti face à une telle déclaration ?
C’est un immense honneur. Tout le monde sait que c’est un musicien fantastique ! J’ai vu une vidéo récente où il disait que c’est entre autres THE GATHERING et Liv Kristine qui l’avaient inspiré…
Tu as collaboré à plusieurs occasions avec Devin Townsend, dont nous parlions tout à l’heure. Sa musique a toujours été très particulière et audacieuse. Comment en es-tu venue à travailler avec lui, malgré le fait que vos styles respectifs soient si différents ?
Ce qui est drôle, c’est que j’ai toujours adoré Devin et son groupe, STRAPPING YOUNG LAD. À une époque, nous étions dans le même label, Century Media. Je savais qu’il me connaissait, mais on ne s’était pas encore croisé. J’ai assisté à un de leurs concerts aux Pays-Bas, et après le concert, il est passé à côté de moi, mais je n’ai pas osé le saluer… J’étais trop intimidée !
Un jour, pendant un concert, j’ai repris son morceau Hyperdrive. Je lui ai envoyé la vidéo parce que j’ai estimé qu’elle était assez bonne. A l’époque, je ne connaissais qu’une seule personne qui avait son contact. J’ai donc demandé à cette personne si elle pouvait lui montrer la vidéo et lui dire que je le trouvais génial. Il m’a répondu en me disant : « C’est drôle, parce que je suis avec lui en ce moment-même en Norvège ! ». Devin lui a dit qu’il était justement en train d’enregistrer un album, ce qui deviendrait « Addicted » (2009), et qu’il avait besoin d’une chanteuse. En l’espace de deux mois, j’avais pris mes billets d’avion pour le rejoindre en studio !
Après cela, nous avons fait des scènes ensemble, et j’ai également participé à l’album « Epicloud » (2012). Je suis très fière d’avoir pu travailler avec lui parce que c’était un vrai génie de la musique. Ses compos’ contiennent tout ce qu’on aime : elles sont saturées, mais il y a aussi des mélodies et des émotions…
Devin a énormément de talent et c’est un chanteur impressionnant, il a une voix d’opéra ! Il peut tout faire. Pour moi c’est un des meilleurs chanteurs actuels, sans parler de son jeu de guitare… C’est également quelqu’un de très sympathique. J’ai beaucoup appris à ses côtés, de l’enregistrement au jeu scénique, en passant par les techniques vocales.
Et on te voit également dans le DVD « The Retinal Circus » (2013). Comment c’était de participer à un concert aussi spectaculaire ?
Pour le coup, on se serait vraiment cru au cirque ! Mais c’est un miracle que tout se soit bien passé… On a quand même beaucoup improvisé ! Normalement, il faut des semaines, voire des mois pour préparer un concert aussi grandiose. Nous, on a eu deux jours de rien du tout ! Après le concert, l’équipe de Devin a suggéré que nous fassions une tournée basée sur le spectacle, mais cela aurait été bien trop cher… C’était donc un événement exceptionnel. Je n’avais jamais fait quoi que ce soit de la sorte, et je ne pense pas que ça se reproduise, sauf si Devin prépare un nouveau projet complètement fou ! (Rires) J’imagine bien que Devin devient fou avec lui-même sans arrêt…
Tu es une artiste très éclectique, influencée par la pop rock, le metal, et d’autres genres entre les deux. Je me demandais s’il y avait un artiste ou un groupe que nous serions surpris de voir dans tes artistes favoris ?
Je ne sais pas trop. C’est que j’aime beaucoup de styles différents ! On pourrait dire qu’ils ont une ambiance sombre en commun. Beaucoup de gens qui écoutent notre musique aiment les mêmes choses que moi, tels que les auteurs-compositeurs, la musique classique, le jazz… On y trouve aussi une certaine mélancolie. J’aime écouter du heavy metal, tant que c’est mélodique, mais aussi des artistes qui chantent en hollandais, et qui parlent de la région où j’habite.
Il y a peu de styles que je n’apprécie pas. Je n’aime pas le reggae, ça manque d’énergie (rires). Je n’aime pas le jazz un peu fou, ça me rend nerveuse. Autrement, j’aime tout ce qui présente de bonnes mélodies, et la pop en est remplie. Mon fils Finn a neuf ans, et il écoute du Katy Perry, du Keisha… Je n’irais pas les écouter de moi-même, mais ça ne me déplaît pas quand leurs chansons passent. Ce sont des grandes stars, donc elles ne peuvent pas être mauvaises. Mais bien sûr, ça dépend des goûts…
Pour terminer, peux-tu nous dire ce que tu penses de ton public français ? Tu dois te sentir à l’aise ici, puisqu’une vidéo où on te voit jouer Sunny Side Up seule avec ta guitare a été tournée il y a quelques années dans les rues de Paris (ci-dessus, ndlr) !
En effet ! La vidéo a été réalisée par Le Hiboo, et il a fait du très bon boulot. J’adore jouer en France, surtout à Paris, où les gens s’intéressent beaucoup aux arts et à la musique, et ils savent exprimer leur enthousiasme. En Suisse, par exemple, on voit s’afficher un grand sourire sur les visages, mais le public est nettement plus calme, et donc très différent de celui du sud de la France, où les gens adorent crier !
Aux Pays-Bas, les gens peuvent se montrer impassibles, en revanche, ils ont l’habitude de boire leur bière en racontant leur journée au voisin. L’atmosphère n’a rien à voir avec ici, où le public est toujours à l’heure, assiste à la première partie et s’imprègne vraiment. En tant qu’artiste, c’est très appréciable !