Interview réalisée par Judith Halberstam.
Le groupe allemand déjanté que beaucoup ont pu voir dans les plus grands festivals metal d’outre Rhin a fêté fin 2019 leur 25ème anniversaire avec la sortie de leur album « Widerstand ist Zwecklos ». Pour cette occasion, j’ai eu le privilège d’effectuer leur toute première interview pour un média français à Berlin. Exclusivité française !
L’auteur-compositeur et keyboarder Alf Ator nous explique pourquoi il n’aurait pas été possible de créer KNORKATOR dans Berlin Est avant la chute du mur, pourquoi ils ont préféré renoncer à l’appel des médias, et bien sûr, il nous en dit plus sur le nouvel album, déjà disponible sur toutes les plateformes et les bons disquaires.
La vidéo du premier single Rette Sich Wer Kann avait totalisé 65 000 vues en seulement trois jours, avec des réactions très positives ! Certains des commentaires font remarquer également que vous vous êtes mis à la politique. Etes-vous vraiment devenus plus engagés que sur les albums précédents ?
Rette Sich wer Kann est assez engagée, c’est vrai. Nous avons toujours écrit quelques textes socio-critiques, mais finalement, ce n’est pas cet aspect-là qui est mis en avant dans notre musique. En tant qu’artiste, je préfère faire attention. Il y en a qui écrivent une chanson en espérant devenir le porte-voix d’un mouvement politique : ce n’est pas mon truc, et je sais aussi que les pouvoirs de la musique sont limités. Selon mon point de vue, les chansons sont trop courtes pour pouvoir aborder les problèmes complexes auxquels on fait face aujourd’hui…
La chanson est une critique à la société de consommation dans laquelle nous vivons. Comment décrirais-tu la chanson pour les non-germanophones ?
La chanson décrit une scène : nous roulons en bus sur l’autoroute, et c’est alors qu’on se rapproche d’un précipice. Que faire ? On pourrait tourner, mais la route est dans un mauvais état, on ne veut pas risquer d’abîmer les roues. Freiner n’est pas une solution pour nous, car vivre, c’est accélérer, mettre les gaz. Nous vivons toujours plus vite, toujours plus haut, toujours plus loin… Tout cela fait référence à notre système et à ce dictât de croissance qui est responsable des problèmes actuels, dont celui de l’environnement.
On devrait essayer de ne plus vouloir toujours plus : toujours plus d’argent, toujours plus de revenu national brut… Dans un système défini, tout cela ne peut conduire qu’à la catastrophe, et chacun le sait. Mais pourtant, je pense qu’une personne politique qui n’encourage pas la croissance économique se fera tout de suite évincer. Cette réflexion n’est pas nouvelle ! J’ai été un peu plus loin avec la chanson en lui donnant un refrain romantique (« Les couleurs rayonnent, les lumières scintillent ») qui traduit cette pensée typique conservatrice et idyllique. Et en fin de compte, je souhaiterais que tout reste tel quel.
En général, ce sont les personnes ayant une bonne situation qui raisonnent de cette manière, car ils ne veulent pas de changement qui risqueraient d’être à leur désavantage. Ils disent vouloir du changement, mais quand on a un système qui file tout droit vers un précipice et que l’on veut toujours plus, c’est être conservateur. C’est un paradoxe, car ça ne peut pas rester tel quel pour toujours. Il faut prendre une décision… Si on veut que le monde reste tel quel, c’est à nous de changer nos habitudes. Mais la plupart veulent continuer à faire comme ils l’ont toujours fait, ce qui est néfaste pour notre planète. Au plus tard, ils attendront que la Terre soit dans un sale état pour changer leurs comportements.
De même, quand on remarque que nous ne pouvons pas toujours nous diriger dans la même direction et à la même vitesse dans un système donné, il est possible de se dire : d’accord, alors j’essaye de manœuvrer les choses de telle manière, afin que moi et mes proches puissent continuer à nous développer au détriment des autres… L’Europe, quoi !
Ein Wunsch m’a particulièrement marquée… Si je ne me trompe pas, tu parles ici aussi d’un phénomène de société. Sommes-nous vraiment plus heureux si l’on n’a plus de désirs ?
Ein Wunsch est l’une des chansons qui me tiennent le plus à cœur. Ce raisonnement, qui dit que nous pouvons atteindre le bonheur, non pas en répondant à tous nos besoins, mais en se privant de désirs, est très ancien. Cela fait partie du bouddhisme… Si j’ai bien réussi mon coup, je voulais décrire ce raisonnement avec des mots très simples.
On peut penser que le bouddhisme est une doctrine pour les intellectuels. Je connaissais une femme originaire d’un pays bouddhiste, et je lui ai demandé « Dis-moi, pourquoi est-ce que tout tourne autour de l’argent chez vous ? Vous êtes pourtant bouddhistes ? ». et elle m’a répondu : « Le véritable bouddhisme est une doctrine pour les riches ». Oui, ça a l’air bizarre… Mais le raisonnement est qu’il est plus facile de se priver de quelque chose lorsque l’on est satisfait ou rassasié.
Je voulais raconter cela avec mes mots : nous pouvons être plus heureux si l’on désire moins de choses. Mais là aussi, il y a plusieurs niveaux d’interprétation… Je me suis amusé à tout faire basculer au troisième couplet : tout le monde n’est pas toujours égoïste, on peut aussi faire un souhait pour les autres, pour le monde. Mais si on ne veut plus avoir à nous mêler de ce qui se passe autour de nous, alors on a un problème ! Là encore, nous avons une chanson qui fait réfléchir. Enfin c’est ce que j’espère…
Tu sais, ça fait vingt-cinq ans que l’on a formé notre groupe. Et qu’importe l’effort que l’on met dans l’écriture de nos textes, les gens nous prennent pour des clowns !
Ce qui me fait penser… Vous vous étiez inscrits pour représenter l’Allemagne à l’Eurovision en 2000, avec la chanson Ick Wer zun Schwein (littéralement : « Je me transforme en cochon ») ! Cela a dû impacter votre image… Quelles ont été les réactions ?
L’Eurovision nous a apporté pas mal d’écho médiatique. Tout d’un coup, on parlait de nous dans tous les médias. Avec le recul, je peux dire que la chanson était soit un mauvais choix, soit qu’elle était juste mauvaise ! Ce n’était pas très réfléchi. Aujourd’hui, lorsque l’on joue cette chanson en concert, nous avons toujours une version meilleure que les précédentes. Peu importe… La chanson était bizarre, elle était anguleuse, elle était drôle… Et nous avons réussi à choquer les personnes âgées qui regardaient l’Eurovision !
Pour les fans de heavy metal, on était trop déjantés. Du côté des médias, ça allait plutôt dans le sens : Voilà des tarés. On a besoin de ça à la télé. Finalement, ça ne tournait pas du tout autour de notre musique, et ça nous a énervés. Ils nous auraient envoyés à Big Brother (L’équivalent de « Loft Story », ndJ) ou à Dschungelcamp (L’équivalent de « Je suis une célébrité, sortez-moi de là ! », ndJ), mais rien en rapport avec notre musique.
Aujourd’hui encore, beaucoup d’Allemands connaissent le nom KNORKATOR, mais très peu notre musique. Nous avons alors décidé que nous ne voulions pas nous faire connaître en tant que groupe de « fun metal »… Bien entendu, il y a de l’humour, mais nous avons toujours voulu que notre musique passe au premier plan et que notre nom soit associé à notre musique.
Vous faites toujours une ou deux reprises par album. Cette fois Ring My Bell de Anita Ward et Behind the Wheel de DEPECHE MODE, avec un changement de paroles…
L’histoire de Ring My Bell remonte au jour où notre chanteur Stumpen a fêté ses quarante ans : avec d’autres amis musiciens, nous lui avons organisé une fête surprise, et comme nous savions qu’il avait un faible pour la musique disco des années 1970, nous lui avions concocté une « setlist » avec des titres de l’époque revisités à notre sauce. Et bien sûr il y avait Ring My Bell ! Il a adoré notre idée, et cette année, on a décidé de l’inclure dans l’album.
Pour Behind the Wheel, c’est une toute autre chose. En effet on a changé les paroles : au lieu de « You behind the wheel », on chante « I Behind the Wheel », et ce n’est plus une femme, mais le monde. Je me suis mis dans la position d’une multinationale, qui dit « Attention, cher monde… Maintenant c’est moi qui donne le ton ». Ça passait très bien !
Avez-vous dû recevoir une autorisation de DEPECHE MODE ?
Bien sûr ! Nous avions peur qu’ils refusent notre version… Mais nous étions d’autant plus contents lorsque l’on a reçu leur accord quelques mois plus tard. Tu sais, il existe quelques règles à respecter en tant que musicien… et l’une d’elles concerne les reprises de DEPECHE MODE. On ne peut pas reprendre Depeche Mode, tout simplement parce qu’ils sont presque toujours parfaits ! Leurs chansons sont réduites à l’essentiel. Les quelques lignes au synthé aboutissent à la construction harmonique nécessaire, et si on enlève un élément, alors il manquera inévitablement quelque chose.
En plus, il est complètement inutile d’ajouter un élément. Si on suit cette logique, alors il ne sert vraiment à rien de faire une reprise d’eux ! Mais dans la mesure où les paroles sont inversées, que ce n’est plus une chanson d’amour dédiée à une femme, mais que je m’assois sur le trône et que je dis « Je suis le maître du Monde », d’innombrables possibilités s’offrent alors à nous pour les arrangements. Je peux me ramener avec mes chœurs et mes gigantesques orchestrations et annoncer : « I’m behind the wheel ! » (il prend une grosse voix, ndJ).
Une petite note d’histoire : Vous avez grandi en Allemagne de l’Est. Aurait-ce été possible de jouer votre musique en RDA ?
Certainement pas (Rires) ! Nous n’aurions pas été capables de faire quelque chose de semblable à l’époque. Je pense que pour faire cette musique, il nous fallait aussi une sorte de mouvement de libération de l’esprit. Mon épanouissement au niveau spirituel était vraiment limité. Nous étions totalement pris dans les limites de ce système. Inconsciemment, je n’aurais jamais osé apporter une telle contribution au monde…
A l’époque, en RDA, je me serais simplement contenté d’essayer d’être aussi bon que les groupes que j’aimais à l’époque. C’était mon but ultime. J’avais 24 ans lors de la chute du mur. A cet âge-là, on décide du style de musique que l’on veut jouer… On veut se positionner, se définir. Et à un moment donné, il faut être en mesure de vouloir passer un message, de se construire, de savoir pourquoi on est là. Je fais de la musique parce que je veux apporter ma contribution, je sais ce que je veux atteindre. En RDA, nous n’avions pas cette assurance que nous avons aujourd’hui.
Dans les années 80’, Stumpen et toi faisiez partie d’un groupe de funk est-berlinois, FUNKREICH…
J’étais seulement là durant la deuxième moitié des années 80’ pour y jouer du synthé. C’est comme ça que nous nous sommes connus. A cette époque, il y a eu comme une vague de funk en RDA… Tout d’un coup, le funk était « in » et beaucoup de groupes du genre se sont formés, ce qui est assez marrant, lorsque l’on pense à ces Allemands de l’est qui jouent du funk… Ça ne colle pas très bien avec l’image que l’on se fait de cette musique ! Moi j’essayais juste de faire partie du groupe… Bref c’était un peu n’importe quoi !
J’avais mes projets avec mon synthé, je chantais aussi. J’étais un grand fan de Peter Gabriel, et ça m’aurait vraiment suffi d’essayer de devenir aussi bon que lui ! Et puis un jour, la chute du mur s‘est produite. Tout ce qui était important avant est devenu futile et vice versa. Finalement, on se fichait bien de devenir aussi bons que les groupes américains. Si on voulait aller voir Bon Jovi, on pouvait ! On n’avait plus besoin de la pauvre version du Bon Jovi de l’Est.
Je pense que les groupes ont eu besoin de temps après la chute du communisme pour découvrir quels artistes ils étaient et se dire : « Tiens, le monde a besoin de ça » ! Il y a déjà Bon Jovi, il y a déjà Peter Gabriel, il y a du funk… Qui suis-je ? Et KNORKATOR est la réponse à cela : « That’s what we are and that’s what we want to be. Et quiconque veut écouter cette musique n’a d’autre choix que de venir nous voir« .
Comment en êtes-vous arrivés au concept de KNORKATOR ?
Il y avait à l’Est des musiciens bien établis qui devaient avoir étudié pour avoir le droit de jouer. En tant qu’amateur, il fallait obtenir une autorisation pour pouvoir se produire sur scène. Mais à l’époque, il était convenu par les autorités du régime communiste qu’il fallait chanter en grande partie en allemand. On ne voulait pas de ce flair à l’américaine.
Et bien entendu, il y a eu comme un effet de libération lorsque ces mesures ont été levées vers la fin des années 1980 : on pouvait aller voir un concert d’un groupe local qui sonnait comme U2, qui chantait en anglais, avec des paroles probablement nulles… Mais peu importe : on était à Berlin Est, mais on aurait très bien pu être à Berlin Ouest.
Cela a pris un moment après la chute du communisme pour que les artistes arrivent à surmonter cet aspect-là et se dire qu’ils n’avaient pas besoin de l’anglais. Je suis ici, avec mes pensées, et j’ai envie de les exprimer dans mes chansons. Il s’agit de moi, et non pas de vouloir rentrer dans un moule.
C’est lors des premiers concerts que Stumpen a déclaré : « On doit faire du bordel sur scène. Le public doit être amené à faire un voyage extrême ! ». On a donc fabriqué un énorme marteau en polystyrène avec lequel on a frappé sur toutes les têtes, puis nous avons mélangé de la purée de pomme de terre avec du cacao en poudre pour créer une sorte de pâte maronnasse que nous avons jetée dans le public… C’était très drôle ! Ce temps-là était vraiment très spécial. Bien entendu, personne ne nous prenait au sérieux, mais nous avions déjà pas mal de fans.
Stumpen est un cadeau tombé du ciel ! Il est génial sur scène, et c’est maître de l’improvisation. Il a réussi dès les premières secondes de notre tout premier concert à enflammer un public de seulement trente personnes. Plus la situation est absurde, plus il se sent inspiré…
Qu’en est-il des concerts en France ?
On a joué une fois en France lors d’un festival à côté de Paris. On a également déjà joué au Canada, en Afrique du Sud, et on passe de temps en temps par la Russie. Mais même si nos concerts à l’étranger ont tout de même toujours très bien marché, il est difficile et hors de notre portée d’organiser une tournée hors des pays germanophones…